Par Vla / Épinal Infos
Première région campus en France, l’Université de Lorraine avec sur Épinal l’ESPE ( Ecole Supérieure du Professorat et de l’Education), la Faculté du Sport, l’IUT Hubert Curien (Institut Universitaire et Technologie), l’ENSTIB (Ecole Nationale Supérieure des Technologies et Industries du Bois), la Faculté des Sciences et Technologies ou encore la Faculté de Droit, est une grande université internationale.
Ce 2 octobre, Vincent Goulet, ancien Maître de conférences a adressé une lettre ouverte (blog Médiapart) à Geneviève Fioraso, Secrétaire d’État à l’Enseignement supérieur et à la Recherche pour expliquer les raisons de sa démission de l’Université de Lorraine
« Pourquoi j’ai démissionné de l’Université de Lorraine »
Lettre ouverte d’un ancien Maître de conférences à Geneviève Fioraso, Secrétaire d’État à l’Enseignement supérieur et à la Recherche.
Madame la Secrétaire d’Etat,
Recruté en 2010 comme maître de conférences à l’université de Lorraine, je me suis finalement résolu à envoyer ma lettre de démission à mon président en avril dernier. C’était, je m’en souviens, un jour où vous parliez à la radio pour redire, avec moult chiffres à l’appui, que l’université en France était sur la voie du progrès, c’est-à-dire de l’excellence et de la justice sociale. Pendant quatre ans d’exercice à Nancy, j’ai vu tout le contraire : une détérioration croissante des conditions de travail jusqu’à l’impossibilité de faire correctement mon métier d’enseignant-chercheur.
Si chacun peut apprendre en ce monde, nul ne peut se vanter d’y enseigner avec facilité. Enseigner est un métier passionnant et frustrant, dont vous avez pu brièvement prendre, en début de votre carrière, la mesure. Mais il n’est aujourd’hui plus question de pédagogie : plutôt que des enseignants, nous sommes devenus avant tout des gestionnaires de diplômes. La multiplication des formations professionnalisantes, le manque de personnel administratif conjugués au nombre insuffisant d’enseignants-chercheurs statutaires conduit chacun de nous à prendre en charge la responsabilité d’un diplôme ou d’une année avec toutes les charges que cela comporte : élaboration des maquettes des enseignements, construction et suivi des emplois du temps, recherches d’enseignants vacataires, rédaction des multiples dossiers de financement, organisation des sélections et recrutements des étudiants, levée de la taxe d’apprentissage auprès des entreprises, organisation des « portes ouvertes », suivi des dossiers de demande de VAE, multiples réunions sur le fonctionnement du campus, et j’en passe…
Toutes ces tâches n’ont pas de lien direct avec la pédagogie et la transmission du savoir aux étudiants. Nous sommes devenus des super « chefs de service administratif ».
J’aurais bien aimé me former aux nouvelles techniques numériques comme Moodle, me lancer dans les délices de l’innovation pédagogique ou tout simplement avoir le temps de mieux préparer mes cours. Mais non, toujours dans l’urgence, nous n’avons plus le loisir de laisser maturer nos idées, ces germes d’innovations dont vous faites sans cesse la promotion et qui ne peuvent grandir que dans une certaine disponibilité d’esprit qui est le propre des êtres civilisés.
Vous avez dû entendre déjà une autre plainte qui monte des bas-fonds de l’université, université que vous connaissez finalement peu en pratique : les tâches administratives nous asphyxient aussi comme chercheur. La deuxième part de notre métier, théoriquement la moitié de notre temps de travail, est réduite à la portion congrue, toujours renvoyée à plus tard, toujours morcelée, si bien qu’on ne peut guère mener une réflexion approfondie. L’immense majorité des Français croit encore que le « prof de fac » est en vacances de juin à octobre. Avec la semestrialisation et une rentrée universitaire début septembre, la plupart des enseignants-chercheurs ne quittent leur bureau que le 21 juillet pour le retrouver le 25 août. Temps de vacances bien méritées, mais plus celui d’écrire un article scientifique de fond ou encore moins un livre.
La pernicieuse logique du financement de la recherche sur contrat nous contraint à déposer en permanence des projets de recherche, de faire des tableaux de financement, de faire et défaire des retro-plannings pour ensuite remplir des évaluations intermédiaires censées justifier l’utilisation des fonds reçus. Les contraintes d’administration de la recherche achèvent d’étouffer l’esprit de la recherche : nous sommes devenus des « porteurs de projet » spécialistes en montage de dossier de financement. Les directeurs de labo sont mués en véritables chefs d’entreprise. Contraints de courir après les financements et de gérer au jour le jour les multiples problèmes administratifs, ils peinent à s’investir dans leur mission première : l’animation scientifique du collectif de recherche dont ils ont la responsabilité. La concurrence étant organisée par le ministère de la recherche lui-même, beaucoup se lancent dans la course aux « Labex » (laboratoire d’excellence), « Idex » (initiative d’excellence) ou autres « Equipex » (équipements d’excellence) et aux bénéfices symboliques associés à ces financements. Dans ce monde saturé d’excellence, grande est la tentation de s’en remettre à sa mesure quantitative : chaque financement arraché aux institutions devient un trophée brandi en réunion de directeurs de labo, où chacun cherche à montrer qui en a le plus gros (de budget). Dans ce contexte, on ne lit plus attentivement les travaux des collègues pour les discuter, on rédige des dossiers souvent à la hâte, dans le cadre politique propre à l’établissement plutôt que dans un souci de cohérence scientifique, et on se méfie des autres chercheurs qui sont autant de concurrents en lice pour obtenir ces si prestigieux financements. Je devais être naïf, mais j’avais une autre image de la « communauté scientifique ».
Ajoutez à ce triste tableau, Madame Fioraso, une fusion à « moyen constant » des quatre universités de Lorraine en un unique méga-établissement, une fusion citée en exemple par votre prédécesseuse, Mme Pécresse, et que vous n’avez pas remise en cause. Toutes les entreprises du privé savent qu’une fusion coûte cher à court terme pour économiser de l’argent à long terme. En Lorraine, nous avons fait une fusion à moyens constants, une fusion « à sec », en quelque sorte. Enfin pas tout à fait : plutôt que des enseignants ou des personnels administratifs, l’université a embauché une armée de consultants et de chargés de mission qui ont peuplé les « services centraux » et qui nous ont rapidement cassé les pieds pour que nous remplissions leurs paperasserie d’évaluation de l’excellence désormais érigée en Leitmotiv – alors que nous pleurions pour une ramette de papier ou quelques crayons de papiers. « Big is beautiful », sur le papier du moins, favorable parait-il à de bons « classements internationaux des universités » mais c’est au détriment des étudiants et de leurs conditions d’études : imaginez votre premier cours de TD devant un groupe de TD de 45 étudiants de L1, tout juste sortis du lycée. Bien sûr, vous leur souhaitez la bienvenue et annoncez que vous espérez la réussite de tous, mais en votre for intérieur vous savez bien qu’il serait opportun que dix ou quinze d’entre eux abandonnent avant Noël pour avoir des conditions normales d’études… Autre injonction contradictoire : délivrer des diplômes très « professionnalisants » avec des ordinateurs dépassés et des logiciels obsolètes. Tous juste si les vacataires du monde de l’entreprise ne doivent pas amener leur propre matériel pour faire cours.
Pendant deux ans, j’ai beaucoup râlé, essayé de mobiliser mes collègues pour protester et faire bouger les choses. Hélas, des cohortes de docteurs sans poste attendant aux portes de l’enseignement supérieur, et on m’a bien fait comprendre que j’avais bien de la chance d’avoir été recruté. Ultime argument : « c’était encore pire ailleurs » qu’à l’université de Lorraine. Bien loin de me consoler, cela m’a plutôt inquiété… Comme le disait l’économiste et sociologue Albert Hirschman, quand on ne sent pas bien dans une institution et que la « Loyalty » à ses propres valeurs l’emporte, l’alternative se réduit à « Voice » ou « Exit ». Après avoir fatigué les oreilles de mes collègues, j’ai finalement décidé de partir. Cela n’a pas été facile, ni de gaité de cœur. Plutôt qu’enseignant-chercheur statutaire, je suis devenu chercheur-enseignant précaire, chercheur sur contrat et enseignant en vacation. Avec des revenus divisés par deux, mais enfin un peu de liberté.
Je reste néanmoins un incurable optimiste : un jour, bientôt peut-être, le monde universitaire se remettra en mouvement pour exiger sa juste place et sa juste reconnaissance dans notre société ; un jour, bientôt peut-être, les conditions de travail seront meilleures dans les facs ; un jour, bientôt peut-être, on aura le courage de réformer l’actuel système inégalitaire de l’enseignement supérieur et on cessera de faire des économies sur l’éducation des jeunes générations ; un jour, peut-être, les perspectives de recherche seront dégagées par les chercheurs eux-mêmes et non pilotées par des administrations ou des politiques régionaux soucieux de retours rapides sur investissement.
Tout cela, Madame la Secrétaire d’Etat, vous ne pouvez pas l’ignorer. Bien des collègues avant moi vous ont déjà fait part du malaise qui nous étreint toutes et tous. Ce courrier vous est remis par des collègues engagés dans la marche pour les sciences qui arrivera à Paris le 18 octobre prochain. Les gels de postes de plus en plus nombreux dans les universités commencent à faire bouger les choses. Sauriez-vous vous défaire de la langue de bois ministérielle et des spreadsheets de votre cabinet pour prendre enfin la mesure de la crise que traversent l’enseignement supérieur et la recherche ?
Vincent Goulet,
Docteur en sociologie
Ancien Maître de Conférences à l’université de Lorraine.
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