Dimanche dernier, comme le veut la tradition estonienne, ma voisine et moi avons échangé des œufs de pâques colorés. Sûre de mon coup, je lui ai souhaité une belle fin d’hiver. Erreur ! Le vrai-vrai début de la belle saison aura lieu demain, à l’occasion de Jüripäev, la fête de la Saint-Georges. Une journée dédiée à l’action et… à la prudence.
Jüripäev, une nouvelle ère s’annonce.
Un destrier, un dragon, du feu, un combat sans merci et un héro : peut-être connaissez-vous l’histoire de saint Georges de Lydda, allégorie de la victoire du bien contre le mal (foi chrétienne versus paganisme) ? En Estonie, le 23 avril se veut aussi le mémorial de la nuit de la Saint-Georges (1343), tentative de soulèvement des populations en regard des occupants teutons et danois, propriétaires terriens. Saint Georges était par ailleurs considéré comme un esprit de la forêt, capable de négocier avec le loup et gardien des animaux domestiques. Les chevaux (qu’on faisait bénir à l’église, de même qu’en Russie ou dans les pays slaves) et le bétail en général.
Traditionnellement, Jüripäev a longtemps été considéré comme la date de lancement de la saison agricole, unique préoccupation de l’été. Le 23 avril a été institué en repère de calcul des semaines d’ensemencement et de toutes les activités qui y sont liées : décisions diverses, négociation des contrats, entrée en service et installation des personnels agricoles, règlement des impôts, première sortie du bétail après 6 mois d’étable, travaux des champs. Il était impensable de tracer les premiers sillons et de semer avant le 24. J’ai tenté le diable en me mettant au jardin début avril ; peine perdue, la neige (encore une couche ce matin) est venue piétiner mes espoirs.
Maagilised kombed, 50 nuances de sorcellerie.
Mille et unes croyances ont consacré tout autant de rituels de protection des champs, des bêtes et des hommes, quelque part entre magie (maagiline) blanche et magie noire. La terre, supposée être toxique jusqu’à la saint Georges (le premier tonnerre), libère en ce jour ses pouvoirs, donnant aux uns l’opportunité d’attaquer, et aux autres… de se prémunir.
Ce 23 avril, propice aux coups de pouce, chassez indésirables, insectes et autres calamités ! Mesdames, bonifiez votre lait en allaitant avant le lever du soleil (5h41, demain, à Tallinn) et en secret (facile, à cette heure-ci). Usez de sortilèges, conservez quelques goutes à bon escient, à jeter sur vos jardinières ou aux pieds de vos arbres. Vous favoriserez la fertilité de votre environnement ou la qualité du lait de vos paires. Offrez-vous des soins de beauté naturels : aspergez-vous le visage de jus de bouleau ou d’un reste de neige, vous vous éviterez coups de soleil, piqûres d’insectes, tâches de rousseur et autres boutons. Plus généralement, évitez de travailler la terre (sous aucun prétexte avant lundi), d’élaguer vos arbres, d’accepter une invitation à déjeuner ou de vous déplacer à pieds : tout ce qui vient de l’extérieur, susceptible d’être ensorcelé, pourrait bien vous causer dommages directs ou collatéraux…
Madu on volitused, un allié de choix.
N’ayez plus peur des serpents (madu, en estonien) : ils dissimulent des pouvoirs guérisseurs. Aujourd’hui ou demain, si vous croisez la route de Kaa, ne vous laissez pas hypnotiser : mettez-le en bouteille. En poudre, cendres, infusion dans l’huile ou un spiritueux, hussimäällüs vous apportera des solutions, vous évitera les déboires : morsures estivales, condamnation judiciaire, veine en berne au poker, flatulences au mauvais moment, mal au dos, burn-out, ensorcellement amoureux et j’en passe. Vous avez éliminé le reptile à l’aide d’un bâton ? Celui-ci pourrait bien vous servir de baguette magique. Cachez-le sous le toit de la maison, il agit contre les incendies (en complément d’un extincteur, bien sûr) ou le tonnerre. Plantez-le dehors, il protégera votre troupeau.
Le 23 avril, ou le premier jour du reste de l’année. C’est toute l’importance de cette journée spéciale : se prémunir d’un avenir funeste. À Värska, en pays Seto, saint Georges est célébré le 6 mai (calendrier orthodoxe), dans l’église qui lui est consacré. Une cérémonie d’importance. En gros, dimanche, ne chômez pas. Sans oublier que vous aurez droit à une seconde chance, pour vous refaire.
Clarisse B. / Voyage à Reculons
Pour en savoir + sur l’Estonie, découvrir la multitude de croyances et traditions populaires estoniennes en s’offrant une merveilleuse halte littéraire, lire L’Homme qui savait la langue des serpents, d’Andrus Kivirähk (Le Tripode).
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